Ma route en yoga patriarcal

Bénéficier d’une vie humaine est une chance qui dépasse l’entendement. Et je pense que beaucoup de personnes traversent leur existence sans prendre la mesure du potentiel de réalisation et de transformation que leur offre cette aventure. Je lisais récemment un passage qui m’a beaucoup touchée dans une époque où chacun.e cherche (il me semble) à redéfinir le socle de son humanité : « … le cœur …est même d’emblée ouvert et donc vulnérable. Cette vulnérabilité du cœur est le signe d’une ouverture inconditionnelle, mais aussi vivante et à fleur d’être, à ce qui est. »* Nous sommes, avant tout, ouverts. Avant toute éducation, avant tout raccourcissement, tassement, figement, jugement, ou avant tout mouvement d’exclusion. Que celui-ci vienne de l’extérieur, ou soit absorbé pour se constituer en petite prison intérieure. Maintenant, sur ce socle que je viens de poser, je pense qu’il est temps de parler du patriarcat et du yoga.

2018. Je monte à l’étage d’un local commercial en tassant la moquette grise pour arriver dans un bureau impersonnel. Au centre de cet aquarium terne, se tient une table de réunion ovale, et nous nous asseyons tous pour parler des travaux du local que je vais occuper durant plusieurs années. Tous, ce sont 4 hommes en costumes, et moi. Je suis une jeune maman et je suis très fatiguée car je n’ai pas eu de congé maternité. Je traverse la période avec un certain recul dû à mon état second, mais qui dans le même temps me permet d’observer les situations comme si j’y étais extérieure, à la manière d’une scientifique : j’observe les faits et je prends des notes mentales.

J’observe ce directeur d’agence immobilière dont le téléphone sonne plusieurs fois durant la réunion, qui s’en excuse verbalement mais recommence immédiatement. J’observe aussi ma parole que l’on coupe lorsque j’émets certaines demandes. J’observe l’agacement et les gigotements nerveux face au fait que je persiste à demander des choses & que je vais dans la précision. Je suis fatiguée, mais j’observe tout en me sentant extrêmement chiante ! Une partie de moi doit pourtant jouer le rôle prévu car je dois assumer les conséquences de mon ambition professionnelle, je dois prendre ces responsabilités et ça me coûte énormément ; et une autre partie observe avec tendresse ces hommes et leurs mouvements psychiques. Je pourrais passer ma vie à observer ces hommes, leurs corps et leur énergie. C’est passionnant. Je sais que dans un autre contexte, on serait bons copains.

J’ai toujours eu beaucoup de chance avec les hommes de ma vie et je mets ça sur le compte de la manière dont mon père opérait avec moi. Enfant, il me parlait comme à une adulte et m’expliquait les choses avec intelligence. Quand il s’est avéré que je pouvais faire preuve de réflexion relativement avancée pour mon âge, j’ai même ressenti du respect et de la considération. Je n’ai jamais subi de violence ni d’abus, et je réalise aujourd’hui pleinement la valeur d’avoir échappé à ça (#metoo). En lien ou pas, j’ai toujours été attirée par des loisirs réservés aux hommes. Ce type d’activités dégageait souvent du mouvement, de la vie et j’étais naturellement magnétisée par cette énergie. Les propositions offertes aux petites filles me renvoyaient une impression de mollesse et une imagerie qui ne me correspondait pas. De l’autre côté de la barrière, tout avait l’air certes un peu brut de décoffrage, mais extrêmement spontané et amusant. Il y avait moins de chichis. Puis vint l’adolescence et la musique, les concerts et je me suis retrouvée à côtoyer de nombreux musiciens hommes. C’était merveilleux, j’étais comme un poisson dans l’eau, entre les hommes et la musique. J’ai découvert que les hommes étaient des femmes comme les autres.

Quand je suis entrée dans la pratique du yoga ashtanga, la majorité des enseignants étaient des hommes d’un certain âge qui faisaient autorité pour des raisons qui m’échappaient parfois : le charisme, le ronron des habitudes malgré les faux pas pour certains. Je remarque que les lignes bougent et qu’il y a maintenant un peu plus de femmes, mais les femmes de couleur sont toujours très peu représentées en revanche. Je pense que le yoga ashtanga ou le yoga Iyengar sont piégeux. Demandeurs en investissement, ils peuvent devenir le terreau idéal du déploiement des habituels mécanismes de domination / soumission, sous couvert de respect de la tradition. La tradition, toujours changeante, devrait être définie avant d’en exiger à quiconque l’éventuel respect.

J’ai vécu des abus psychologiques en tant qu’élève de yoga, et j’ai assisté à des abus. J’ai même été en contact étroit avec un journaliste de Toronto qui écrivait un livre entier sur les abus en yoga ashtanga. Il recevait des témoignages de partout dans le monde et un de mes enseignants était concerné ; j’ai témoigné. Un enseignant local quant à lui, me tapotait les fesses en Prasarita Padottanasana et je n’étais pas la seule, et j’ai entendu pire. Cet « ajustement » n’en était pas un puisqu’il n’avait aucun objectif pédagogique, il était simplement l’expression de l’incroyable tolérance dont je faisais preuve en tant que femme pour tout ce qui touche à mon corps. Lorsque j’ai partagé que je n’avais pas apprécié ce geste avec d’autres pratiquantes, la réponse a été celle-ci : « il est bon enfant, ce n’est pas méchant ». Cette réflexion me choque encore, l’emprise banalisée et transmise par des femmes de mon âge. L’ennemi n’était pas là où je l’avais anticipé. Je me suis sentie extrêmement seule, et je suis partie enseigner dans mon coin, dépitée et un peu enragée aussi. Je me suis promis au fond de moi que je créerais un jour une autre manière de transmettre les yogas que j’aimais. Nous sommes en 2021, c’était il y a 9 ans et je viens de créer la première formation d’assistants de yoga ashtanga à Yoga Shala. Nous mettons toute clarté sur l’approche de la personne et toutes les techniques transmises sont réfléchies mille fois, pour sécuriser l’élève sans le soumettre, et pour le responsabiliser en continuant à l’accompagner.

Je garde précieusement en moi l’idée que notre nature première est l’ouverture et la vulnérabilité. D’ailleurs, assumer cette délicatesse fondamentale, c’est devenir inébranlable, inarrêtable et entièrement libre. C’est disposer de toutes les autorisations intérieures. C’est tomber en amour avec sa nature première. C’est la racine même d’une puissance qui dépasse la question du genre.

À tous les hommes. Et à toutes les femmes.

Entièrement libres.

* Alexis Lavis, L’espace de la pensée chinoise, p. 161.

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