Yoga Shala interviewe…Kia Naddermier [FR]

Kia Naddermier pratique quotidiennement le yoga ashtanga depuis plus de 25 ans. D’origine suédoise, elle vit et enseigne à Paris l’ashtanga yoga style Mysore. Elle se confie sur son expérience en tant que pratiquante au long cours, enseignante, femme et mère de 2 enfants.

1/ Bonjour Kia, depuis quand pratiques-tu le yoga ashtanga ? Quand as-tu senti que tu étais vraiment engagée plus profondément dans ta pratique ? Quels sont les enseignants qui t’ont particulièrement marquée ?

Ma toute première rencontre avec le yoga ashtanga s’est faite à Londres au milieu des années 1990. Je faisais un reportage sur la scène alternative montante et j’ai fini par faire une séance photo avec John Scott. À la fin, il m’a invitée à son cours du soir. Ça a été une révélation, la pratique a immédiatement réveillé en moi un profond sentiment de reconnaissance. De ce jour, j’ai commencé à pratiquer quotidiennement et j’ai maintenu ça depuis presque 25 ans maintenant, de manière ininterrompue.

Le professeur qui m’a le plus influencée au fil de mon voyage au-delà de la pratique des asanas est Sri OP Tiwariji, mon professeur de pranayama et de philosophie. Ses enseignements m’ont permis d’approfondir ma compréhension du yoga dans son ensemble. Je vais à Kaivalyadham plusieurs fois par an pour poursuivre mes études de pranayama classique, de kriyas, d’écritures traditionnelles, d’ayurveda et de recherches scientifiques sur le yoga.

2/ Comment se sont faits tes débuts dans l’enseignement ? Pensais-tu devenir une enseignante de yoga ? Enseignes-tu à temps plein à présent ?

Quand j’ai commencé à pratiquer, j’étais une jeune photographe de mode complètement absorbée par mon processus de création visuelle dans la mode. Je n’ai jamais eu envie de devenir professeure de yoga – pour être honnête, je pense que je serai toujours photographe de cœur 🙂

Mais comme nous le savons tous, la vie est parfois bouleversante et les choses ne se passent pas comme prévu. Ma sœur est tombée gravement malade d’un cancer et est décédée en 2009. Cela a complètement changé ma vision de la vie. Ce qui me semblait si important, ma carrière de photographe, le monde de la mode, a complètement perdu de sa pertinence.
La seule chose qui m’a soutenu pendant cette période difficile, me permettant de rester présente pour le petit garçon de ma sœur et notre mère – a été ma pratique du yoga. Mon tapis était et a toujours été mon refuge, un espace sacré où je me ressource et me rassemble.

Au même moment, un groupe de pratiquants d’ashtanga et de professeurs de Paris n’arrêtaient pas de me demander si j’allais ouvrir un Mysore pour eux. Finalement, j’ai cédé et ils ont tous commencé à venir chez nous le matin pour pratiquer. Je pouvais juste installer 12 tapis dans notre salon. Mais alors que le groupe continuait à grandir, les gens commençaient à se répandre – d’abord dans le couloir, puis dans le bureau, dans la chambre des enfants… Je me suis retrouvée à marcher dans tout l’appartement pour aider chacun ! Un matin, nous avons même trouvé des pratiquants en train de dérouler leurs tapis de yoga dans notre chambre. C’est alors que mon mari Magnus et moi-même avons réalisé qu’il était peut-être temps de changer…

Ce sont en fait mes élèves qui ont trouvé notre premier shala au Centre Bouddhiste Shambhala de Paris. J’étais absente pour une séance photo à Miami lorsque l’e-mail est arrivé avec des photos en pièce-jointes : « s’il te plaît, reviens Kia et signe le bail, nous voulons pratiquer ici » ..!
En janvier cette année (2019), nous venons de franchir un pas de plus et avons déménagé au Studio Marga, l’espace où nous sommes maintenant – un magnifique loft au 11ème. Une bénédiction à bien des égards.
En plus d’enseigner tous les jours à Mysore Yoga Paris et de diriger un programme d’apprentissage de longue durée, j’ai un planning d’enseignement international très chargé et des voyages pour donner des ateliers, des formations et des retraites partout – alors pour répondre à ta question: oui, j’enseigne plus qu’à plein temps !

3/ As-tu rencontré des obstacles à la transmission du yoga ashtanga style Mysore, qui rappelons-le consiste en une pratique collective mais non guidée ?

Je considère mon enseignement comme une extension directe de ma pratique. Et je ne crois que dans l’enseignement par l’expérience personnelle – donc étant pratiquante d’ashtanga style Mysore, c’est la seule méthode que je puisse transmettre avec une authenticité absolue. Je suis également fermement convaincue de la création d’une indépendance pour l’élève, ce qui ne peut se produire que lorsque l’on développe une pratique personnelle.
Cependant, à une époque où la plupart des personnes cherchent une solution miracle – s’efforcer de mémoriser la séquence, l’ordre et le compte du vinyasa, ou cultiver une routine matinale et une discipline de pratique quotidienne…ne seront jamais aussi viables commercialement que donner des cours dirigés.

L’aspect pédagogique individuel de la méthode Mysore limite également le nombre de pratiquants qu’un enseignant peut avoir à la fois. À Mysore Yoga Paris, nous sommes toujours deux professeurs présents – moi et un assistant qualifié.
Choisir d’enseigner cette méthode et de respecter une pratique matinale Mysore, est un travail d’amour absolument magique! L’enseignement est un processus d’apprentissage sans fin. L’expérience et le parcours de chaque élève sont uniques et, en tant que professeure, je suis invitée à les partager avec eux. C’est une source d’inspiration infinie et une possibilité d’évoluer et d’explorer. Je le vois vraiment comme un privilège.

4/ As-tu rencontré des préjugés sur le fait d’enseigner l’ashtanga style Mysore en tant que femme ?

Non, pas vraiment. Cependant, maintenir une pratique d’ashtanga et enseigner tous les jours en style Mysore est très exigeant physiquement. En tant que femme – ayant traversé de nombreuses étapes de ma vie avec ma pratique, y compris la grossesse et l’accouchement, j’ai dû apprendre à travailler avec intelligence. Mais je considère cela comme une force plutôt que comme une limitation, car cela m’a appris à cultiver une manière réellement durable de pratiquer et d’enseigner, ce que je partage avec mes étudiants et mes assistants.

5 / Qu’est-ce qui distingue cette manière de pratiquer des cours guidés ? (bénéfices / difficultés)

Dans un cours guidé, l’enseignant occupe toujours le devant de la scène et les élèves suivent les instructions et ce qui est démontré. Bien que cela puisse être utile au départ, avec le temps, nous souhaitons que notre attention soit tournée vers l’intérieur et ainsi cultiver une écoute intérieure plus intime. Dans une classe style Mysore, l’enseignant est présent avec chaque pratiquant, guidant souvent de manière non verbale, utilisant des ajustements concrets, écoutant le pattern respiratoire de chaque individu… Cette communication subtile entre l’enseignant et l’élève n’est tout simplement pas possible dans un cours guidé.

Je crois vraiment que cultiver une pratique personnelle est la clé pour aller plus loin dans n’importe quel système de yoga. La beauté du style Mysore réside dans le fait qu’il permet au pratiquant de faire exactement cela – tout en bénéficiant des conseils individuels de l’enseignant et du soutien de sa communauté. Vous travaillez en étroite collaboration avec votre enseignant pour développer votre pratique en fonction de votre intention, de vos capacités et de votre constitution. Nous sommes en mesure de faire attention et de nous adapter jour après jour à toutes les situations particulières que nous vivons – blessure, grossesse, traitements, convalescence … La pratique en collectif nous permet de tirer parti de la force et de la créativité du groupe en tant que tout.

Cependant, que ce soit dans un cours guidé ou dans des ajustements style Mysore, nous devons toujours faire attention à ne pas placer l’autorité et la responsabilité de notre propre pratique en dehors de nous-mêmes, ceci compromettant notre capacité à écouter les signaux internes de notre corps et son intelligence intrinsèque. En tant que professeurs de yoga, nous devons nous concentrer sur nos élèves et non sur le fait de «présenter un spectacle» et / ou de nous accrocher à une autorité prétendant posséder la «méthode correcte» – ce qui limite en fait le sens de soi de l’élève et sa capacité à croître.

Je pense qu’au fur et à mesure que se développent la relation saine et vaste entre enseignant et élève, la division entre l’enseignant et l’élève devrait naturellement commencer à se dissoudre – et toute l’attention doit être portée sur la pratique et les enseignements eux-mêmes. Je me sens continuellement bénie de faire partie de ce processus sacré avec mes étudiants de longue date et je les considère comme mes enseignants les plus importants.

6/ Tu enseignes à Paris où il y a maintenant plusieurs endroits de pratique Mysore. Comparée à d’autres pays, la France reste un peu en deçà. Comment expliques-tu cela ? Y aurait-il des spécificités dans la culture et l’état d’esprit français qui expliqueraient cela ?

Je préfère ne pas généraliser et honnêtement, je ne saurais dire quel état d’esprit français est typique car notre shala est vraiment éclectique et nous avons souvent plus de 15 nationalités qui pratiquent chaque matin ..!

7/ Quel conseil donnerais-tu à un débutant qui se sent attiré par cette manière de pratiquer le yoga ? Sur le plan pratique, l’aspect « mémorisation » de cette méthode exige continuité et patience. Commencez par une pratique courte que vous mémorisez. Puis évoluez lentement et régulièrement sous la direction d’un enseignant qualifié. Soyez doux et compatissant envers vous-mêmes et la pratique se déroulera toute seule – dans le temps nécessaire. Votre pratique n’est pas une case à cocher parmi d’autres dans une liste, mais un processus continu. Mon enseignant dit «sois sincère – pas sérieux» – le sens de l’humour aidera toujours ..! 🙂

8/ Quel conseil donnerais-tu à un enseignant qui tente d’implanter cette manière de pratiquer chez lui ?

Commencez là où vous en êtes, n’enseignez que ce que vous pratiquez et faites grandir vos propres élèves débutants.

9/ Que penses-tu de l’évolution actuelle du yoga, qui devient extrêmement commercial avec parfois le sentiment d’une dissolution de la qualité de l’enseignement ? Comment te positionnes-tu en tant qu’enseignante de yoga dans ce contexte ?

De nos jours il y a beaucoup de bonnes formations mais je crois qu’aucun cours ni aucune formation ne puisse réellement préparer quelqu’un à devenir professeur de yoga. Un enseignement et un partage authentiques ne peuvent émerger que de votre propre expérience. Acquérir de l’expérience prend du temps. Nous vivons à une époque où nous sommes programmés pour attendre une gratification immédiate et, malheureusement, le yoga est souvent emballé et vendu de la même manière. Donc, je pense qu’il est plus essentiel que jamais de se rappeler que la chose la plus importante lorsque l’on commence le yoga est de laisser du temps et de l’espace pour la pratique personnelle et l’exploration. En fin de compte, c’est seulement cela – notre propre expérience de la pratique – que nous pouvons partager en tant qu’enseignants, ni plus ni moins.

En ce qui concerne l’évolution globale du yoga – nous devons nous rappeler que ces pratiques n’étaient enseignées qu’à un petit nombre de personnes d’une certaine caste, principalement des hommes vivant dans l’isolement, etc. Aujourd’hui, le yoga se trouve dans un contexte totalement nouveau – extrêmement vaste, plus disponible que jamais et de plus en plus de gens peuvent en bénéficier – c’est un développement fantastique à bien des égards. Le côté plus sombre de cette évolution est que le message du yoga risque de se diluer, de se perdre et de se noyer dans ce qui semble être un flux sans fin (ou peut-être un tsunami!) de posts Instagram et de tutoriels Youtube… Le yoga est une approche profondément interne et personnelle, un processus, alors que ces interminables photos de postures de yoga semblent encourager plus que tout l’idolâtrie superficielle d’un personnage…

10/ Peux-tu nous dire comment tu as réussi à maintenir ta pratique de yoga à travers l’expérience de la maternité, ainsi qu’à travers ta vie professionnelle de photographe ?

J’aimerais pouvoir dire qu’il y avait une formule magique mais il n’y a pas à tergiverser, mon emploi du temps était et reste toujours chargé. La plupart de mes journées commencent avant 4h du matin. J’entends souvent les parents qui travaillent parler de «jongler», mais dans mon expérience, il n’y a pas beaucoup de jonglerie là-dedans – plutôt une grande discipline, une planification minutieuse, un travail acharné et un dévouement. Ceci étant dit, je suis plus que reconnaissante d’avoir une si belle famille avec deux brillantes adolescentes en train de découvrir leur créativité et de tracer leur propre chemin. Un mari extrêmement soutenant qui est mon âme sœur créatrice et mon meilleur ami dans la vie. J’aime mon travail et je suis entourée quotidiennement de ma sangha (communauté) – tout cela me procure immensément d’énergie et de joie…

Propos recueillis par Flora Trigo.

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