Ceci est un récit d’observations, imparfait et fragmentaire.
Il fait suite à mon 9ème voyage immersif en Inde.
« Lorsque nous arrivons en fin d’après-midi un peu fatiguées au tout petit village de Melkote dans le sud-ouest de l’Inde, Mathilde Roume et moi nous retrouvons par une chance inouïe à attendre notre plat de riz à l’intérieur de la maison d’une famille dont les hommes sont des pūjaris depuis plusieurs générations (prêtres hindous). Les pūjaris sont des brahmanes ayant reçu la transmission de la charge des rituels dévotionnels. Nous bénéficions d’une chance hors de l’ordinaire : être assises et observer en silence depuis l’intérieur le quotidien de cette famille où toutes les générations vivent sous le même toit. Combien d’Occidentaux ont pu faire cette expérience immersive inédite ? Nous ne bougeons plus, respirons à peine pour ne surtout rien perturber, et observons pendant de longues minutes, attentives au moindre mouvement d’air provoqué par les gestes humains et animaux de la maisonnée.
Sur ma droite, le grand-père au physique massif est assis sur une chaise en plastique, pieds nus. Sa présence me fait forte impression. Pas un battement de cil de sa part qui témoignerait d’un affolement quelconque. Il est énorme cet homme-là, gigantesque de présence, il me sourit brièvement. La force de ce qu’il transmet par son assise simple est si puissante, que j’ai le sentiment que je pourrais le contempler chaque jour et y apprendre à chaque fois une dimension supplémentaire de l’humanité en l’humain. Sans qu’un mot ne soit prononcé. Je prends conscience que pour s’incarner, pour se faire chair, l’humain a besoin autour de lui de personnes habitant leur corps comme ce grand-père. Je n’ai jamais été personnellement touchée par le terme « ancrage » et ne l’utilise jamais dans les enseignements que je dispense. Pas une fois dans mon expérience posturale le fait d’entendre un enseignant parler d’ancrage ne m’a apporté ne serait-ce qu’un millième de ce que j’ai ressenti aux côtés de ce grand-père qui ne parlait pas. Il ÉTAIT ancrage, et sa présence m’a littéralement clouée au sol.
Des brahmanes plus jeunes font parfois irruption dans la maison, s’allongeant à plat ventre directement sur le sol pour lui faire montre du respect dû aux anciens. Je ne peux m’empêcher d’y voir immédiatement un enchaînement très similaire au Sūryanamaskāra, et il est saisissant de vivre en direct et sous nos yeux stupéfaits les liens entre la pratique du yoga postural et le bain religieux hindou d’où il est issu. C’est un moment de révélation. Cette sorte de salutation à l’ancien…est la plus belle salutation au soleil que je n’ai jamais vue, dans le sens où tout fait sens instantanément en l’observant : l’alignement entre l’intention, le respect, le maintien de l’ordre des générations, la juste place accordée à chacun…Dans mon expérience interne, le temps s’arrête. Nous pourrions tout aussi bien être en l’an 1700, je n’ai plus aucune idée de l’âge qui est le mien, ni de mon identité. Tout cela a presque disparu dans l’intensité de ma concentration. Il n’y a plus de traces de la modernité autour de nous, hormis quelques téléphones portables sonnant de temps en temps et s’intégrant de manière fluide à une vie toute droite sortie d’un passé lointain. Parfois, l’on retrouve les mêmes hommes quelques minutes plus tard assis en tailleur, en train de manger leur plat de riz à même le sol. Tout simplement.
Tout est bien huilé. Tout est organisé finement. De cris, il n’y a point. De précipitation non plus. Chacun semble savoir exactement où est sa place dans le tout, où il/elle doit aller et à quoi il/elle peut se dédier. Une paix m’envahit, car en même temps que nous sommes surstimulées sensoriellement par mille visions et mille odeurs, un silence de fond continue de se faire entendre. Dans leur façon de mouvoir leurs corps à tous, il peut y avoir accélération, dynamisme – comme dans l’allongement sur le ventre – mais il n’y a pas d’approximation, pas d’hésitation. Par exemple lorsque nous reviendrons le lendemain, la maison résonnera très fort d’instruments de musique. Là encore, le souffle est très puissant dans les instruments à vent, on ne fait pas semblant de jouer ici, on joue plein pot ! Mais il n’y a pas d’agitation. Une grand-mère est d’ailleurs assise juste à côté des musiciens et semble méditer au beau milieu de ce brouhaha, le visage impassible. Nous ne ressentons aucune inquiétude. Chacun a le regard calme, respirant la confiance et l’assise intérieure. La simplicité aussi. Chacun est naturellement concentré.
En cuisine, ce sont encore les hommes brahmanes qui sont chargés de la préparation de la nourriture, dans le respect de très nombreuses règles dont nous ignorons les détails, que ces détails soient visibles ou invisibles (paroles prononcées etc.). Dans la réalisation des choses, le « pourquoi » est tout aussi soigné que le « comment ». Quelle belle preuve de sagesse dont la transmission se fait grâce aux enveloppes culturelles et familiales. L’on considère que la qualité de la nourriture est directement reliée à la clarté du mental, et grand soin est apporté à la qualité des ingrédients comme le ghee (beurre clarifié). Lorsque nous levons le regard au milieu de cette pièce de forme carrée, les murs sont intégralement tapissés d’images de déités aux apparats chatoyants. Les cadres sont dorés, les couleurs extrêmement vives, et nous observons un nombre important de calendriers accrochés au mur. Des calendriers comme le-nôtre, mais aussi des calendriers lunaires. L’organisation de la vie se base à la fois sur la prise en compte ancestrale des rythmes naturels (lune), et dans le même temps de la conception du temps plus moderne (calendrier grégorien). Ces gens semblent vivre parfaitement au présent, le visage sans cesse disponible à l’autre. Il n’y a plus de fausses questions. »
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