Un souvenir m’est revenu il y a quelques jours. À l’époque où je travaillais comme salariée, je mangeais chaque midi une gamelle avec certains de mes collègues. Le journal local traînait souvent sur la table et alors, quelqu’un le lisait, avant de le faire passer aux autres. Je me souviens de ce jour où une collègue relatait à haute voix un fait divers du coin: un enfant avait été immolé par le feu dans un village près de là. Je me souviens de mon regard fixé sur mon riz et mes lentilles sans pouvoir le lever. Je me souviens de la texture de l’air. De l’éclairage de la pièce. Je me souviens même des vêtements que je portais ce jour-là. Je me souviens surtout me demander au fond de moi…ce que je pouvais bien foutre là. Qui sont ces gens qui me parlent d’enfant immolé tandis qu’on mange du riz et des lentilles. Je me souviens d’émotions difficiles à l’intérieur, mais tellement emmêlées dans leur pelote…qu’elles restaient impossibles à identifier sur le coup.
Depuis toujours, je vis des moments fréquents de sidération. Des gros et des plus petits. J’ai passé des années à ne pas les identifier puisque par définition, au moment où ils adviennent, je suis figée. Et ensuite quand je reviens, tout le monde est déjà passé à la suite. Du temps où je me jugeais encore, il m’arrivait même de me qualifier de « lente ». Mais je rajoutais toujours : « sur certains trucs hein ! ». Le hic, c’est que je n’ai jamais respecté suffisamment ces « trucs » pour regarder ENFIN, de quoi ils me parlaient vraiment. On n’est pas sidéré.e pour rien.
Aujourd’hui, j’ai beaucoup de clarté sur ce dont il s’agissait. Tous ces moments où bien au fond, tout à l’intérieur – et pas à la surface du cortex– ça disait : NON. Cette ancienne collaboratrice jugeant ma gestion d’équipe & m’expliquant comment elle faisait du temps où elle-même était manager : NON (et aussi, on s’en fout accessoirement). Cette collègue qui me glisse en loucedé d’une enfant que nous accompagnions en binôme : « de toute façon, elle sera attardée, comme ses sœurs » : NON. Cette enseignante à qui je sous-loue mon lieu et qui bafoue à la vue et au su de tous les règles sanitaires en pleine crise du COVID : NON. L’historique des abus « normaux » serait infinie rétrospectivement. C’est là qu’on peut insérer un smiley « sourire crispé », mais j’ai pas trouvé comment faire.
J’ai longtemps cru que je ne survivrais pas à ce monde. Tout me heurtait, tout le temps. J’en tirais rapidement la conclusion que j’étais née sans l’équipement nécessaire pour faire face, et que tous les autres s’en sortaient apparemment mieux. Heureusement, quelques artistes très décadents étaient là pour me rappeler qu’il y avait bien pire. Bizarrement, ça ne me rassurait pas des masses en fait. Et puis, je ne voulais pas mourir à 27 ans. Pourquoi est-ce que je ne voulais pas mourir (même quand je disais le vouloir) ? Je n’ai pas la réponse. Mais je sentais au fond depuis toujours, que c’était idiot et qu’aussi sèche que puisse être l’existence parfois, ce n’était pas possible qu’il n’y ait pas d’autre option. D’où venait cette conviction chevillée au corps ? Aucune idée.
Quand j’ai commencé ce nouveau sport que constitue « l’écoute des NON intérieurs », j’ai eu un passage très inconfortable. Ils étaient présents dans ma vie pro, dans ma vie perso, sous la forme de personnes, de situations. Et j’ai commencé à les reconnaître hyper facilement (c’est l’entraînement ça), car ils avaient le don de me faire sentir ce truc plombant : de l’impuissance. L’impuissance, c’est ce truc désagréable qui te fait te transformer subitement en râleur hyper barbant alors que 5 min avant tu étais une personne équilibrée, ou en furie hystérique, ou en statue de pierre. Dans tous les cas, il y a une couille dans le potage avec ce type de réaction chez un adulte. L’impuissance, c’est ce bouton silencieux qui, une fois pressé, peut mener à pas mal de drames humains inutiles. Après-coup quand la lumière se rallume, on se demande vraiment ce qui a pu se passer.
J’ai commencé à dire NON et à réaliser que c’était le truc le plus challengeant, mais le seul sur lequel j’avais vraiment du pouvoir. Au début, c’était l’enfer. Je me tapais sur la tête pendant 48h. Puis avec la pratique, c’est devenu un peu plus facile. Plus léger. Puis j’ai commencé à dire NON de plus en plus vite, de plus en plus souvent. Sans rationaliser ou chercher à savoir pourquoi c’était NON pour moi et pas pour un.e autre. (Note parallèle : on touche ici au conformisme. Ça tombe bien, je lui avais déjà dit NON avant.)
Si j’ai pensé récemment à l’histoire de l’enfant immolé (brrr), c’est qu’en regardant mon paysage relationnel actuel, j’ai ressenti une bouffée d’énergie et de joie. Je suis en très bonne compagnie et c’est ce qu’il y a de plus important pour moi en 2021, cette bonne compagnie. Surtout après l’année 2020 où j’ai le sentiment qu’on a tous eu des opportunités de mettre les compteurs à zéro. Ce paysage actuel ne s’est pas construit par magie, mais par des décisions difficiles prises à plusieurs endroits. Et répétées dans le temps. Car la meilleure manière de faire de la place au OUI et à la bonne compagnie dans sa vie…n’est pas de commencer par dire OUI. C’est déjà d’assumer vraiment tous les « NON » qui vont faire de la place.
Est-ce que c’est facile ? Non. Mais qu’est-ce qui est le plus important pour toi aujourd’hui ? Dis-le moi en commentaires. Je serais ravie de te lire.
Join the Conversation
Charlotte C
Je lis toujours avec plaisir et intérêt tes articles et celui-ci me parle particulièrement 😅 A bientôt !
FloraTrigo
Merci Charlotte. Que te permet-il ?