Non, vous n’aurez pas mon corps. Yoga, maternité et sexisme ordinaire

Nord de l’Italie, été 2018. Mon bébé a 4 mois. J’ai pris l’avion jusqu’ici avec mon bébé et mon compagnon pour pratiquer auprès d’un enseignant d’ashtanga que je suis assidûment depuis plusieurs années. Les voyages avec un enfant en bas âge me semblent tellement laborieux, tellement compliqués et fatigants. J’ai mal aux bras, au cou, au dos, et encore trop souvent, au bassin. Je me dis souvent que je suis complètement folle d’être là, mais ce jugement ne me fait pas sentir mieux pour autant. Tout ça, pour du yoga, c’est insensé quelque part, mais j’ai tellement besoin de ma pratique. Chaque jour, je pense que je ne finirai pas la journée, que je ne pourrai pas poser le prochain pas au sol. Ce qui me semble encore plus incroyable, c’est que personne ne semble le voir. Tout le monde me trouve « plutôt en forme ». Mais de quoi parlent-ils donc. Il y a un mois, j’ai mené ma première retraite de yoga et je n’ai toujours pas récupéré. En réalité, je n’ai toujours pas récupéré de mon accouchement, ni des semaines sans sommeil qui ont suivi, ni de la lame de fond qui a entraîné mon énergie…très loin de moi, ne laissant que le terreau parfait pour une dévalorisation et une tristesse qui pendant longtemps, m’ont semblé abyssales. Mais je suis là, enfin nous sommes là.

Je me lève aux aurores et la maison que nous avons louée est grande et silencieuse. Au rez-de-chaussée, j’ai le loisir de pouvoir pour une fois me préparer dans le calme, de me doucher, de prendre mon café. Sans bruit. Sans cris. Sans interruption. C’est absolument extraordinaire. Je perçois les bruits de la nature, nous sommes entourés de champs d’amandiers. Je n’en avais jamais vu autant rassemblés. Je manque de sommeil à un point qui frise l’indicible, la souffrance s’est immiscée dans mes cellules de manière quotidienne, mais j’apprécie à sa juste valeur ce rare moment de calme, volé à une vie devenue beaucoup trop sonore à mon goût. Ma vie repose sur les plus petites choses maintenant. Quand je prends la route dans notre voiture de location pour rejoindre le shala, le soleil se lève au-dessus des ballots de paille et je me dis que la campagne italienne a vraiment quelque chose des tableaux de Van Gogh. Ou l’inverse d’ailleurs.

Je suis là car j’ai besoin de pratiquer avec un groupe, et j’ai besoin de me retrouver en tête-à-tête avec mon corps. Depuis l’accouchement, j’ai le sentiment de vivre avec un étranger dilaté et suintant, dont les parties les plus intimes ont été exposées durant des mois. Vérifiées. Inspectées. Tout va bien. Très beau col. Ah, ça y est, il s’ouvre. Mais à qui parle-t-on. Souvent, je ne comprends pas. Mon cerveau bugue. Je ne comprends pas comment c’est possible que « moi » sois devenue « le col », ou « le placenta ». Un mur existe entre moi et le monde depuis ce bébé, depuis que l’on regarde plus mon entre-jambe que mon visage. Mais j’ai besoin de l’énergie des autres et surtout, oui surtout, j’ai besoin que ce bébé cesse de m’interrompre sans cesse. Je me sens en lutte permanente contre la fragmentation psychique qui menace. 30 minutes sur une seule lancée, sur une seule tâche, sont une prouesse. Au quotidien, c’est une douleur cette affaire-là, mais je n’ai personne avec qui la partager. J’ai même honte d’en parler ainsi. J’ai besoin de temps. Svp, par pitié, donnez-moi du temps. Si le temps et le sommeil s’achetaient, je serais ruinée depuis longtemps, mais heureuse sûrement. Quand je suis « moi », j’ai besoin de temps ininterrompu. Pour penser, m’organiser, dérouler le fil de ma pensée, dérouler le fil de ma respiration et celui de ma pratique. Je ne demande pas la lune. Je demande 45min. Mais j’ai appris douloureusement que l’on ne peut acheter 45 minutes directement. Ni du sommeil. Alors j’ai payé, pour dérouler mon tapis avec d’autres, j’ai payé pour avoir de l’espace et un peu de temps.

Quand j’arrive parmi les premiers pratiquants et que je déroule mon tapis, les larmes me montent aux yeux. Je serais donc encore une entité indépendante, qui a son propre tapis, son propre endroit dans la salle. J’ai le droit à un endroit juste à moi. Je suis donc encore une personne. Ce fait, en lui-même, me bouleverse complètement. Depuis 4 mois, je vis comme un animal traqué, privé de son territoire. Je sacrifie les premières heures du jour, celles que je dédiais avant à ma pratique, ces heures qui se méritent mais qui redonnent tant, ces heures qui n’étaient qu’à moi. Je les sacrifie à un autre et j’en souffre silencieusement. C’est devenu normalité. Je n’en parle à personne et personne ne m’en a jamais fait la remarque.

Mon corps physique, est incroyablement résilient. J’y vois ici les fruits de ma pratique de yoga depuis bientôt une décennie. Lui et moi, on s’écoute plutôt bien, et je sais que je l’ai violenté pour faire sortir ce bébé. Il y a eu un moment de choix final : soit je poussais, je me faisais du mal à l’intérieur, mais mon bébé sortait, soit. Et bien, il allait falloir faire autrement. J’ai eu le choix entre me faire mal physiquement, ou me faire mal moralement. C’est la première fois de toute ma vie que j’ai décidé en pleine conscience, que j’allais faire mal à mon corps physique…pour la vie d’un autre. C’est la première fois que j’ai compris dans ma chair, ce que le vrai sacrifice signifiait. Et le choix fut fait. Sur le tapis, mon corps a gardé la mémoire des milliers de pratique de yoga ashtanga. Des milliers de cycles absorbés, répétés, jamais vraiment de la même façon. Par contre, je suis bluffée de voir à quel point mon souffle s’est ratatiné. Ce n’est pas compliqué : je n’inspire plus. Depuis que j’ai sorti mon bébé sur la plus longue expiration du monde, c’est comme si aucun air n’entrait plus dans mon corps. Alors pour moi, faire mes séries d’ashtanga, c’est surtout chercher à inspirer. Comment laisser entrer l’énergie dans mon corps, je ne pense qu’à ça, j’en fais une obsession. Je sais que ça démarrerait par le sommeil, malheureusement je ne peux pas agir dessus directement.

J’ai un problème depuis toujours : l’on ne voit pas mes luttes. Dans une vie passée, une collègue m’avait dit : « tu as l’air tellement forte, qu’on n’imagine pas que tu puisses aller mal ». C’est tellement incroyable cette histoire, moi qui n’ai jamais passé un seul jour d’existence sans pleurer devant une fleur, un film, un texte juste, ou la forme poétique d’un nuage. C’est juste dingue, mais il n’empêche que c’est comme ça. Je dois faire avec cette bizarrerie. Une pratiquante de yoga, la cinquantaine me dit qu’elle trouve mes flexions arrière tellement incroyables. Ses yeux brillent quand elle en parle. Je la regarde, emplie d’une lassitude qui dépasse la pièce. Je m’en fiche tellement des flexions arrière, si elle savait. Moi je veux juste inspirer comme avant. Je veux de l’air, du temps, de l’espace. Je veux sentir la vie qui recolonise mon corps. Je lui dis merci, car je ne sais juste pas quoi dire d’autre et que ça avait l’air important pour elle.

Mon lien avec l’enseignant n’a rien de sensationnel, mais c’est vrai qu’il a l’habitude de me voir évoluer régulièrement. Il sait que je suis là avec un bébé de 4 mois. Je ne sais pas s’il réalise le niveau d’engagement que ça demande, mais bref, il sait que j’ai eu un bébé et que j’ai voyagé avec toute ma famille uniquement pour venir pratiquer avec lui. Depuis que je me suis fait mal en accouchant, mon coccyx est douloureux alors je fais quelques adaptations dans ma pratique. Je me suis posée la question de comment faire dans ce shala, mais je ne vois aucune bonne raison de ne pas continuer à respecter mon corps en poursuivant mes adaptations. Je me suis déjà assez fait mal comme ça en accouchant, ça suffit maintenant. Je n’attrape pas mon gros orteil dans la posture du triangle car mon coccyx et mon sacrum prennent littéralement feu et je ne tiens plus debout à ce moment-là. Alors j’expire lentement, j’entre dans la posture, et je pose doucement ma main sur mon tibia. L’enseignant passe et me fait remonter. « What are you doing ? Big toe ? ». Je le regarde, incrédule. Je lui dis que j’ai mal et il dit avec une mimique de dégoût : « pfff ». Et il part en me faisant un signe de main signifiant : « c’est dans ta tête ». S’il avait pu cracher, j’ai l’impression qu’il l’aurait fait. Je suis sonnée. Je suis tellement fatiguée, laminée. Encore un séisme interne. Je crois qu’on vient de me dire que je suis folle. Je suis dans un shala de yoga et l’enseignant vient de me dire que je suis folle. Je tâtonne à poursuivre ma pratique. Je ne comprends pas ce qu’il vient de se passer. Je me sens rétrogradée à une position d’enfant stupide qui n’aurait pas compris quelque chose ou pire, n’aurait pas obéi. Je continue ma pratique. Je sens une boule se former dans ma gorge, j’ai envie de hurler. J’ai envie de pleurer. Je n’arrive pas à croire ce que je viens de vivre. Mon cerveau bugue. Je sens le choix monter : est-ce que j’accepte ? Qu’est-ce que je fais là ? Est-ce que je continue ? Je ne fais pas d’histoires, car je n’ai pas vraiment compris ce qu’il vient de se passer. Je dois d’abord finir ma pratique, rentrer me doucher, prendre soin de mon bébé. Et je comprendrai probablement plus tard. Tout de suite, je veux juste réussir à inspirer.

Durant les jours qui ont suivi, l’enseignant m’a très peu aidée dans mes postures. Pourtant j’avais payé comme tout le monde, je me levais aux aurores comme tout le monde, malgré des nuits plus courtes que tout le monde. Je me disais que je l’avais déçu en ne respectant pas ce qu’il voulait que je fasse. Et tous les jours, je continuais, tremblante, à poser malgré tout la main sur mon tibia, à désobéir en plein milieu de sa pièce, sous son regard sévère, pour ne pas me faire du mal. Je m’en sentais terriblement coupable, honteuse, désobéissante et en colère, mais je ne voulais plus souffrir inutilement. Ce jour a marqué le début d’une nouvelle ère. Celle, où je n’ai plus jamais accepté que mon corps physique appartienne à d’autres qu’à moi. Celle où j’ai osé affirmer au milieu d’un groupe et par mon comportement que j’en savais plus sur moi que quiconque. Celle où j’ai choisi que je m’aimerai plus fort que personne ne m’avait jamais aimée et que ce serait exactement ça, et au fond uniquement ça, que j’enseignerai à mes élèves, femmes et hommes merveilleux. L’indépendance. La connaissance de soi. L’amour de soi. Le respect. La liberté. Je n’ai plus jamais remis les pieds dans ce shala.

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  • Mathilde
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    Wow. Thanks for owning your true strength, your true self.

    Je ne dirais pas « quel courage » et « bravo », ça me paraît faiblard. Plutôt merci- d’avoir ouvert cette voie, en laissant parler ta voix.

    If you can’t love yourself, how in the hell are you gonna love somebody else.

    • FloraTrigo
      Reply

      Chère Mathilde, merci de ton feedback 🙂 J’espère qu’il fera son chemin de résonances là où c’est nécessaire. D’ici là, à bientôt dans notre espace sécurisé de yoga.

  • Célia
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    Deep breath in…..
    Merci Flora.
    S’aimer fort soi même, que c’est dur, mais c’est sûrement une jolie clé, voire un passe, pour vivre.

    • FloraTrigo
      Reply

      Coucou Célia, un défi plus grand et aussi plus subtil qu’il n’y paraît. Une décision à prendre, et à reprendre. Vers plus de légèreté et de lien 🙂

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