Dans la tradition de yoga de Tirumalai Krishnamacharya dont sont issues la plupart des pratiques de yoga posturales modernes (ashtanga, vinyasa, yoga Iyengar, Viniyoga), il est essentiel de rappeler l’arrière-plan de la lignée philosophique concernée. Les enseignements de Krishnamacharya étaient foncièrement imprégnés d’une approche « bhakti« , c’est-à-dire que Krishnamacharya approchait le yoga dès l’enfance depuis un bain religieux où le sentiment dévotionnel avait une place centrale. La lecture de plusieurs biographies du maître révèlent toutes sa concentration ininterrompue (et jusqu’à ses 101 ans!) sur une profonde attitude de révérence et de reliance vis-à-vis du divin. Qu’il analyse intellectuellement les textes anciens de l’Inde, qu’il pratique des āsana avancés ou s’adonne à la récitation védique chaque matin, tout est pūjā. Tout est offrande, adoration, rite. Tout est recherche ardente de cette articulation harmonieuse entre l’individualité d’une part, et d’autre part le monde, qui dépasse nécessairement cette individualité.
Si le sentiment dévotionnel touche pour une part au versant émotionnel des individus – on se dédie depuis son cœur – celui-ci ne revêt toute sa valeur qu’à la lumière d’une conscience percutante, sattvique, lumineuse. D’une clarté radicale sur le « pourquoi » de cette dévotion en somme. Krishanamacharya était un homme hors de l’ordinaire, avec des capacités intellectuelles exceptionnelles repérées dès l’enfance par des gens de haute caste, eux-mêmes très éduqués. Il est important de se le redire car sans cela, amener le sentiment dévotionnel dans le yoga moderne, c’est prendre le risque maladroit de contacter des personnalités immatures, dans un excès de narcissisme projeté, et donc de passer complètement à côté de la « grande » dévotion au profit d’une idéalisation, voire d’une idolâtrie : dans les deux cas, ce sera un aveuglement. Au lieu de nous connecter à la grandeur de l’élève, ce sera l’enfant en mal de reconnaissance qui se réveillera au milieu de tous ses mécanismes infantiles, psychologiques. C’est un phénomène régressif qui n’amènera pas plus loin sur la voie du yoga (en tant que discipline intérieure) par la suite.
Un enseignant de yoga devrait rester le plus possible dans un espace de « posture enseignante », c’est-à-dire mentalement focalisé sur son propre cheminement quotidien (volet intérieur) et sur sa pédagogie (volet extérieur). Tout temps passé à « séduire » (au sens large et subtil) même inconsciemment l’élève dans une logique d’avoir ou de paraître, s’avèrera un mauvais calcul à long terme. Empêtré dans des mécanismes de transfert / contre-transfert depuis longtemps mis en évidence par la psychanalyse, il serait bon de rappeler que même si le cadre est différent, en psychanalyse l’interprétation du transfert est fondamentale pour que le travail aboutisse. Comme tout outil à visée médiatrice, cette relation humaine et ses mécanismes, doivent être clarifiés pour pouvoir permettre un approfondissement et servir de support de développement à la fois à l’enseigné, mais également à l’enseignant.
La dévotion et le respect sont signes d’une conscience qui se stabilise, signe aussi qu’une maturation progressive – parsemée de constructions/déconstructions intérieures – a bien eu lieu, d’une capacité réflexive musclée, d’une forme de santé de l’étage mental : bref, d’une humilité incarnée. La dévotion n’opère pas vis-à-vis d’une personne directement, bien que l’on puisse prendre la relation comme support. A contrario justement, l’idéalisation & l’idolâtrie révèlent cette confusion, ce mélange des réalités entre soi et l’autre, et une fuite de sa propre responsabilité personnelle. Personne n’y a de place claire, comme dans tout milieu toxique.
La relation enseignant-enseigné au sens traditionnel du terme – j’entends ici un enseignement rigoureux, suivi dans le temps, individualisé, sur plusieurs années avec un engagement sérieux des deux parties – devrait nous challenger dans notre motivation, nous faire grandir et nous permettre d’accéder à une discipline qui n’est plus imposée par l’extérieur. L’élève devrait s’approprier le travail depuis des espaces de plus en plus personnels, tout en continuant à perfectionner ses techniques. La soif d’apprendre et d’évoluer devrait avoir toute la place de s’exprimer, pour le plus grand bonheur de l’enseignant.
Au centre de la pièce, l’attitude dévotionnelle, engagement ultime envers notre vie terrestre partagée.
Car élève et enseignant sont amenés à disparaître.
Les enseignements, eux, resteront et devront à nouveau être traversés par le tamis de nouveaux individus, dans un contexte différent.
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