Linda Munro a fondé en 2004 le studio de yoga parisien Ashtanga Yoga Paris (AYP). Elle partage avec nous son expérience de pratiquante et d’enseignante de yoga ashtanga depuis plusieurs dizaines d’années. Avec son mari Gérald, elle est l’auteure d’un livre sur la première série d’ashtanga yoga (Yoga Chikitsa).
- Depuis quand pratiques-tu le yoga ashtanga Linda ?
Mon premier cours de yoga était en 1995. C’était un cours de hatha yoga avec Ron Reid1. Peu de temps après, j’ai eu un accident de voiture assez grave, donc j’ai arrêté le yoga pendant environ 9 mois. Dès que j’ai pu, j’ai repris. Il y avait une enseignante au studio que je fréquentais, Diane Bruni2, qui m’a convaincue d’essayer son cours d’ashtanga yoga première série, c’était la première série EN ENTIER. C’était mon premier cours d’ashtanga et il m’a lessivée. Je pensais que ce n’était pas pour moi mais Diane a vu en moi autre chose ; elle m’a dit de réessayer. Il n’a pas fallu longtemps avant que je ne sois accro ! Ron est devenu plus tard mon enseignant d’ashtanga et est toujours un de mes enseignants principaux à ce jour.
- En parlant de ça, qui sont tes enseignants principaux jusqu’à aujourd’hui ? Qu’apprécies-tu chez eux ?
En plus de Ron, je dirais que Chuck Miller et Eddie Stern furent les enseignants les plus significatifs sur mon chemin. Pour moi, un enseignant doit être une source d’inspiration et doit réellement incarner la vie yoguique. Je devrais également citer David Swenson, c’est également un pur yogi !
Mais honnêtement, je pense que j’ai appris autant de mes enfants !! Être maman a transformé l’idée que je me faisais d’une pratique de yoga et de ce que j’attends de ma pratique en-dehors du tapis. Si je m’épuise et me montre ensuite impatiente, ou si je n’accorde pas suffisamment de temps de qualité à ma famille, cela veut dire que ma pratique de yoga ne me rend pas service. Il est essentiel que la pratique soutienne ma vie quotidienne en y apportant paix et bonté.
J’aurais dû également parler des élèves de yoga ! J’apprends énormément d’eux ; sans eux, je n’enseignerais pas et ils nourrissent immensément ma vie !
- Depuis combien de temps enseignes-tu le yoga ? Tu travaillais dans le milieu de la mode avant…
Oui, j’y ai travaillé 13 ans et m’y étais complètement dédiée. Je pensais que ce serait la seule chose que je ferai pour le restant de mes jours. Mais la vie avait prévu autre chose. Après 6 années de pratique ashtanga 6 jours par semaine, j’ai commencé peu à peu à expérimenter un changement de conscience. J’ai alors voulu partager cette pratique transformatrice avec d’autres.
Je vivais à Paris pour mon travail dans la mode et j’ai vu qu’il y avait encore peu de yoga donc sans entrer dans le détail de ma vie privée, plusieurs éléments m’ont fait rester au lieu de retourner à New York où j’étais supposée revenir. C’était en 2002. J’ai quitté mon emploi, quitté mon appartement à New York et me suis pleinement consacrée au développement d’une communauté de yoga à Paris. J’ai eu de la chance car rapidement j’ai donné des cours collectifs dans 2 studios et beaucoup de cours privés. Mais je passais mon temps dans le métro ou dans des cafés entre les cours, j’allais partout dans Paris et même en banlieue. C’était épuisant ! Je parlais de ça à une de mes élèves de yoga et elle proposa de me louer l’atelier qui était dans son jardin. Je pouvais à la fois y habiter et y travailler. Ce fut le premier Ashtanga Yoga Paris (AYP) ! On était en février 2004 et Gérald a ensuite déménagé d’Inde jusqu’à Paris pour me rejoindre en septembre.
- Qu’est-ce qui rend la pratique d’ashtanga style Mysore3 si spéciale ? Pour l’enseignant ? Pour l’élève ?
J’adore la pratique Mysore et je crois beaucoup en elle à plusieurs niveaux.
En tant qu’enseignant, j’ai le sentiment d’aider réellement les élèves de manière individuelle et c’est très gratifiant. Par exemple, lorsque quelqu’un a un souci particulier (ce qui arrive souvent), nous pouvons travailler ensemble pour trouver des adaptations thérapeutiques.
Et l’élève lui, peut vraiment se mettre au diapason de son propre rythme respiratoire. Il peut aller plus lentement ou plus vite selon les besoins du jour. La pratique devient ainsi SA propre pratique et c’est extrêmement transformateur. D’un autre côté, cela peut être plus difficile car on est face à soi-même, mais c’est aussi ce qui fait sa spécificité. Dans un cours guidé, l’élève va au rythme de la voix de l’enseignant, c’est-à-dire de la respiration de l’enseignant. C’est un processus externe et non interne. Il en tire également des bénéfices mais pour une pratique régulière, je suis convaincue du processus d’auto-pratique style Mysore.
- As-tu commencé par donner des cours styles Mysore ou bien des cours guidés ?
Au début, nous avions uniquement des cours style Mysore, le matin, le soir et les weekends. Mais les élèves se plaignaient d’avoir à se rappeler les postures après une journée de travail fatigante (rires). Donc j’ai décidé que les cours du soir seraient guidés. Plus tard, les élèves demandaient des cours dynamiques mais différents, alors j’ai ajouté quelques cours de vinyasa inspirés fortement de l’Ashtanga Vinyasa. Le temps a passé, le studio a grandi, et aujourd’hui nous avons des cours Mysore, des cours guidés, débutants, vinyasa, restorative etc. !
- Comment ta pratique a-t-elle évolué avec les années…ça fait 22 ans maintenant… ?
Oh mon Dieu, c’est le jour et la nuit !
Les premières années étaient très vivifiantes. La pratique amène des changements rapides. Elle me donnait une énergie que je n’avais jamais encore expérimentée avant cela. Je me sentais si vivante que j’en voulais encore plus. Et puis après peut-être 7/8 ans, j’ai constaté que ce n’était pas si sain pour moi. J’étais devenue tellement souple que mes articulations étaient en fait instables. Je m’identifiais bien trop à ma pratique posturale. Un an après avoir découvert le yoga, j’ai commencé à étudier les Yoga Sutras et d’autres textes presque chaque soir. J’ai commencé à réaliser que ma pratique physique ne collait pas avec ces lectures. Progressivement, j’ai donc essayé d’intégrer la philosophie du yoga au sein de ma pratique physique.
Autre exemple, avec le recul, durant ma première grossesse, j’ai été trop dure envers moi-même, j’en faisais trop et je pensais que je « devais » garder une pratique très dynamique en tant qu’ »ashtangui ».
Avec les enfants, l’expérience et le vieillissement, ma pratique est devenue plus consciente, subtile et profonde. J’ai même pensé à renommer l’ashtanga ici à AYP en « Mindful Healing Ashtanga »4car c’est ce qu’il devrait être. Bien sûr je sais que je ne peux pas le renommer mais dans mon esprit, c’est ce que je pratique et enseigne. Actuellement, ma pratique est probablement moins impressionnante de l’extérieur, mais beaucoup plus bénéfique, sereine et profonde intérieurement…mais personne ne le voit ! (rires)
Par ailleurs, en tant que femme qui avance dans l’âge, et en tant qu’enseignante qui avance dans l’âge, ce n’est pas si facile de voir des personnes plus jeunes réaliser des postures plus avancées que soi après seulement quelques années de pratique. Mais c’est exactement pour cela qu’il faut continuer à explorer ces ressentis, ces pensées. La société idéalise la jeunesse et les attributs extérieurs qui vont avec (beauté, souplesse), donc j’utilise ma pratique pour me redonner mon pouvoir d’être MOI et je savoure ma pratique pour MOI, pas pour les autres !
Encore une fois, à bien des égards, l’ashtanga continue de me donner vitalité, énergie, mais d’une manière différente d’il y a 20 ans.
- Tu as commencé ta pratique au Canada. À ton avis, qu’est-ce qui fait qu’elle est (peut-être) plus difficile à intégrer dans la vie quotidienne des Français ?
Tu sais au départ, au Canada aussi, ce n’était pas commun de faire quoi que ce soit avant d’aller travailler. Ce n’était pas dans la culture non plus. Mais l’avantage là-bas, c’est que les personnes ont des pauses du midi plus courtes et finissent le travail plus tôt. Les enfants finissent également l’école plus tôt. Du coup, ils dînent et se couchent plus tôt. Et évidemment cela se marie mieux avec la pratique matinale de l’ashtanga. Mais je vois ça maintenant en France, les gens font l’expérience des bénéfices de pratiquer avant le travail et leur entourage voit la différence, ce qui les motive à faire pareil.
- Que penses-tu de l’évolution du soi-disant « monde du yoga » aujourd’hui ?
C’est un sujet qui me rend triste parfois. J’observe beaucoup de division plutôt que d’union, ce qui correspond à ce qu’on observe dans le monde politique. Si le yoga imite le monde politique, alors le yoga ne fonctionne pas. Cela devrait nous rassembler. Montrer du doigt les autres en disant « ils ne proposent pas l’ashtanga de manière correcte » n’a pas de place dans le monde du yoga. Nous avons besoin de pratiquer la tolérance et d’accueillir la diversité. Nous devrions être des modèles de ces qualités vis-à-vis des autres domaines de la société !
J’ai traversé des moments où j’ai pensé arrêter l’enseignement du fait de cette désunion et d’exemples de pratiquants/enseignants de longue date qui alimentaient cette division. C’est triste mais je me dis que c’est ainsi, c’est leur chemin et je dois pratiquer la tolérance moi aussi ! (rires)
Dans mon enseignement, j’ai évolué également. Avant je pensais que tout le monde devait effectuer une posture avant de passer à la suivante. Je circulais dans la pièce en essayant d’aider les gens à entrer absolument dans certaines postures. Mais j’ai réalisé qu’il était important de proposer des modifications aux élèves pour qu’ils apprennent des manières saines d’effectuer les postures, en respectant leurs corps. J’étais jeune quand j’ai commencé le yoga et j’avais un corps qui allait bien pour l’ashtanga. Lors de mon premier cours, on m’a mise en Marichyasana D et en Supta Kurmasana !
- Ça n’aurait jamais pu m’arriver ! (rires)
Oui, c’est fou quand j’y pense.
Je sais que certains enseignants veulent coller à la tradition et me critiquent du fait que j’enseigne de cette manière. Il y a quelques années, tu devais être capable de remonter toi-même des « drop backs » avant d’être autorisé à démarrer la 2ème série. Je ne me soucie plus de choses comme ça. J’observe leur pratique dans sa globalité – leur respiration, leur attitude, depuis quand ils pratiquent et à quelle fréquence, et même leur personnalité. De toute manière, personne n’a eu l’illumination du fait d’attraper ses mains en Marichyasana D. (rires)
Quand on y pense, si un/une élève se sent moins digne de valeur car il/elle ne peut pas réaliser une posture, le yoga nourrit alors les problèmes déjà présents dans notre société. Il y a assez de tout ça, nous devons enseigner autre chose !
En parlant du marché autour du yoga – car le yoga est devenu un marché majeur – en France, il est presque « sale » de parler de l’aspect financier. Je n’ai aucun problème avec ça. Des centaines d’années en arrière, un disciple de yoga montrait son dévouement en travaillant pour son maître (cuisiner, nettoyer) et pratiquait exactement ce que le guru ordonnait. C’était ça, « l’échange ». Dans notre monde contemporain, on échange des services contre de l’argent. J’envisage ça comme dans le cas précédent, on montre notre engagement dans la pratique en payant un enseignant ou un studio. Quand on achète une carte de cours par exemple, on se fait la promesse de l’utiliser dans le temps imparti. « Je m’engage à pratiquer le yoga une fois par semaine » ou « Je m’engage à pratiquer le yoga au moins 3 fois par semaine« . Ce sont des engagements vis-à-vis de soi, de l’enseignant mais aussi de la communauté de yoga. Car si le centre de yoga ne paie pas ses factures, il fermera. Donc à chaque fois que l’on pratique, on est à son propre service et à celui de la communauté.
Autre chose, en tant qu’enseignant de yoga, il y a un loyer et des factures à payer. Je dis toujours aux nouveaux enseignants de poser des limites claires. Au début d’AYP, je n’ai pas fixé de limites claires. Tu es psychologue, donc tu sais à quel point les limites sont nécessaires ! Je proposais trop souvent de prolonger la date de validité d’une carte, ou j’invitais les gens à pratiquer gratuitement. Mais cela m’a menée à avoir des difficultés à payer mon propre loyer et j’en avais des maux d’estomac à la fin du mois, me demandant si j’allais y arriver ! Ce n’est pas très utile d’avoir une enseignante de yoga stressée. (rires)
- Quel serait ton conseil à l’enseignant qui essaie de promouvoir la pratique ashtanga style Mysore ?
Il doit être là pour ses élèves. Tous les jours, quoi qu’il arrive. Il doit incarner la stabilité. Une de mes devises est « La stabilité avant la souplesse ». L’enseignant d’ashtanga style Mysore doit montrer l’exemple en étant présent chaque jour, même s’il n’y a qu’un seul élève ! Et souvent, ce même élève…est le même qui était là chaque jour dans les 6 derniers mois, ça peut être monotone…mais à la fin, le dévouement paie et beaucoup d’autres personnes feront l’expérience magique de cette pratique.
- Quel serait ton conseil à un élève qui est curieux de l’ashtanga style Mysore après avoir lu cette interview ?
Personnellement, je pense qu’il est bon de démarrer avec un cours « très » débutant qui détaille les positions des salutations au soleil. Apprendre comment effectuer ces positions clés – Samasthitih, Se pencher en avant, le Chien tête en haut, la Planche et le Chien tête en bas – et les faire siennes. Peu à peu intégrer la respiration et quand il sent ces premiers éléments se stabiliser à l’intérieur de lui, soit continuer encore un peu, ou aller directement dans un cours Mysore. Cela dépendra de la personnalité de chacun. Certains ressentent le besoin d’être plus guidés que d’autres dans leur pratique. Pour autant, à un moment donné, il faudra faire un saut dans l’inconnu pour découvrir cette merveilleuse manière de pratique l’ashtanga.
- Merci infiniment Linda.
Avec plaisir.
Propos recueillis par Flora Trigo.
1Ron Reid est le cofondateur du centre de yoga « Downward Dog Yoga » à Toronto, Canada.
2Diane Bruni est la cofondatrice du centre de yoga « Downward Dog Yoga » à Toronto, Canada. Elle s’est retirée en 2012 de l’enseignement du yoga, mais travaille toujours autour du mouvement corporel : https://dianebruni.com/about-diane-bruni/
3Auto-pratique d’ashtanga.
4Mindful = conscient ; Healing = qui prend soin.
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