La pratique sérieuse et assidue du yoga peut constituer à mon sens un extraordinaire accélérateur dans l’accès à une forme dematurité chez le/la pratiquant(e). Maturité intellectuelle, émotionnelle, spirituelle. Une très belle liberté. Ou en tous cas, elle devrait. La pédagogie dans l’enseignement du yoga doit à mon avis s’inscrire dans une évolution réfléchie. On ne peut pas proposer aux pratiquants européens en 2018 le même type de relation enseignant-enseigné qu’en Inde en 1950, à savoir élitiste & autoritariste. Cela ne remet pas en cause la pertinence des techniques transmises, simplement la manière de faire et d’être doit s’adapter au contexte. Je pense que l’ère des gourous doit se terminer, et que c’est plutôt une bonne chose.
Dans un article publié en avril 2018, le canadien Matthew Remski aborde de manière analytique et documentée les nombreux témoignages indiquant que Sri K. Patthabi Jois se livrait parfois à des attouchements sexuels sur ses élèves de yoga lors des ajustements posturaux qu’il pratiquait. L’article est en voie de traduction dans différentes langues. Les ajustements sont un aspect central dans la transmission du yoga ashtanga et réalisés de manière respectueuse, ouvrent considérablement le champ de l’expérience. C’est un art du toucher, ou en tous cas ça devrait l’être. Remski pointe de manière intéressante le culte voué aux maîtres de yoga, en majorité des hommes, et l’aveuglement qui s’en suit chez les « disciples ». C’est un phénomène a priori connu, mais qui a toujours lieu de manière très répandue. Les ressorts en sont toujours à peu près les mêmes. D’un côté une personnalité charismatique avec du talent, de l’autre des pratiquants en recherche si sincère qu’ils en perdent parfois leur esprit critique au passage. En effet, quoi de plus confortable que de se laisser guider les yeux fermés ?
Dans cette « pédagogie » – notez les guillemets – l’enseignant connaît mieux ses élèves qu’eux-mêmes. Si l’élève indique une douleur insupportable, l’enseignant peut lui imposer de rester dans l’effort, ce qui est une manière de s’imposer tout court. Nous sommes bien dans un mécanisme asymétrique dedomination/soumission. L’enseignant peut même aller jusqu’à blesser l’élève et si celui-ci se plaint ensuite, il rétorquera que l’élève n’a pas respiré correctement, l’empêchant ainsi de pratiquer son « art ».
Dans cette « pédagogie », l’enseignant enverra régulièrement des injonctions paradoxales. Si vous ne savez pas de quoi il s’agit, en voici un petit florilège, issu de mon expérience réelle. Pour information, il s’agit d’une spécialité du fonctionnement pervers qui vise au mieux à déstabiliser la personne, au pire à faire perdre toute estime de soi et à rendre fou.
- « Adapte…mais n’adapte pas ». Verbalement, il est dit à haute voix que « mais enfin bien sûr qu’il faut adapter sa pratique en fonction de ce que l’on ressent« . Puis en tête à tête, se faire engueuler car on n’attrape pas son gros orteil en Trikonasana A malgré une douleur aigüe et réelle au coccyx.
- « Il faut développer le ressenti…mais ce que tu ressens est faux, c’est dans ta tête ». Verbalement, il est affirmé qu’il s’agit de développer la conscience de ses ressentis. Mais en face à face, je ne prends pas en compte ta douleur, je te fais même comprendre que c’est dans ta tête et te renvoie ainsi le message à peine voilé que tu es inadéquat(e), voire probablement un peu fêlé(e).
- « Avez-vous des questions…mais je ne réponds pas vraiment aux questions ». Inviter en apparence dans le discours les élèves à faire preuve de réflexion, pour noyer ensuite leurs questions dans de l’humour séducteur, ce qui est une manière de dire qu’elles ne sont pas valables.
- « Pensez…mais ne pensez pas ». S’il est certain que quand on pratique, on y va, on enchaîne en se rassemblant dans un souffle/mouvement, il est en revanche bien mal venu de dire à des pratiquants de yoga d’arrêter de penser. D’une part, parce que c’est impossible, et de deux parce que c’est la porte ouverte à la manipulation. Sois conscient, mais ne sois pas conscient…il n’y a pas d’issue mentalement saine à cette équation.
- « Ne pratiquez pas comme Krishnamacharya, la pratique a bien évolué depuis. En revanche il faut pratiquer tout comme faisait Patthabi Jois. Surtout ne rien changer ». Les personnes sont invitées dans le discours à évoluer…tout en ne changeant rien du tout.
La liste pourrait continuer encore et encore, mais voyons plutôt les conséquences sur l’élève sincère qui met du cœur à l’ouvrage. Il sort de sa pratique avec le sentiment de tout faire mal, d’être dénigré. Il peut faire l’interprétation qu’il ne comprend vraiment rien au yoga, qu’il est nul, que les autres sont meilleurs. Comment comprendre mieux alors ? En revenant auprès de cet(te) enseignant(e) encore et encore. D’ailleurs, l’enseignant(e) répète sans cesse qu’il faut avoir uniquement un seul maître. Le système est vraiment bien ficelé, la boucle est à présent bouclée.
À tous les pratiquant(e)s sincères de yoga : tout ça n’est ni pédagogie, ni nécessaire. Un(e) enseignant(e) de yoga invitera àpenser, dans les actes. Il ne recherchera pas l’exclusivité auprès de ses élèves, ne sera ni autoritariste, ni séducteur (ça n’empêche pas de rire de temps en temps). Il leur fera la proposition de techniques précises, et chacun sera ensuite libre d’appliquer ou de modifier, en sachant pourquoi il/elle le fait, développant ainsi conscience et liberté sur Soi. Ce qui est d’autant plus étonnant dans ce fonctionnement infantilisant, est que le « gourou » s’adresse en majorité à des adultes qui pour beaucoup, sont tout à fait autonomes dans le reste de leur vie. Puissant hein ? Dans une relation constructive enseignant-enseigné, chacun se trompe, apprend et évolue. Aucune des deux parties ne doit abuser de l’autre, ni physiquement, ni émotionnellement, ni financièrement.Si transformateur soit-il, ce n’est qu’un échange.
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